lundi 24 novembre 2014

L'étoffe de l'apprentie

Ranger ma caboche, disais-je, la dernière fois...
 
A l'impossible, nul n'est tenu. Disons que j'ai retrouvé de la sérénité, mais pour ce qui est du flou, le brouillard ne s'est pas vraiment dissipé.
 
Dans trois semaines, ma formation sera finie. J'ai repris le chemin du centre depuis une dizaine de jours, à l'issue d'un stage ô combien instructif sur tous les plans. J'ai joué la carte Charles Barkley, et décidé d'y aller tranquille, sans (trop de) pression. Mes plats n'en sont pas meilleurs, il y a même eu, encore, de sérieuses plantades, mais j'essaie de voir au-delà de tout ça.
 
Où cela va-t-il me mener? Plus que jamais, je réalise à quel point la cuisine et la pâtisserie sont pour moi comme des traits d'union vers l'autre, une façon de créer un lien, une envie de partager. Ce n'est pas nouveau, on est d'accord, et c'est d'ailleurs pour cette raison que les grands pontes avaient retoqué mon projet, dans une autre vie. Trop de rêves, dans cette caboche, pas assez de réalisme...
 
Car oui, la cuisine, c'est faire. J'en ai pleinement pris conscience lors de mon dernier stage. Pas question d'enrober l'information, d'expliquer longuement, de partir dans des discussions infinies. Non, en cuisine, on te donne l'info, tu dois réagir aussitôt, sans tergiverser.
 
Dans mon travail de journaliste, j'amadouais mon interlocuteur. Je sacrifiais une question, la première. Je la lançais juste pour amorcer l'échange, pour que mon vis-à- vis comprenne qu'il pouvait me faire confiance, qu'il avait en face de lui une personne qui ne chercherait pas à le piéger (pas toujours facile à imaginer pour l'interviewé, tant la méfiance envers la presse est grande), mais qui, au contraire, saurait l'écouter et véhiculer ses propos fidèlement.
 
Désormais, c'est action-réaction. D'où cette impression d'avoir les deux pieds dans le même sabot. Je vous jure, le temps que tout ça monte à mon cerveau, le mec en face a déjà dégainé sa douille et vanné deux sauces.
 
J'ai réalisé, aussi, à quel point je craignais toujours d'être jugée. Or, lorsqu'on se retrouve simple stagiaire, on l'est logiquement, sans doute avec plus d'indulgence, certes, mais les conclusions tombent vite, sans appel.
 
J'ai essayé de me rassurer, parfois. Il était normal que je ne maîtrise pas tout, les gens ne pouvaient pas se montrer si durs que je l'imaginais à mon égard, je progressais... Il en ressort néanmoins un sentiment latent de découragement et, curieusement, d'une forme d'excitation, sans doute parce que, malgré tout, j'apprends.
 
J'apprends chaque jour, y compris sur moi-même. Mes limites, mes ressources, mes envies, mes dégoûts...
 
Si quelqu'un se pointait devant moi en me disant vouloir se reconvertir professionnellement, à un âge aussi avancé (!) que le mien, je serais mitigée. Bien sûr, la tendance ne va faire que s'accroître, dans cette société en évolution permanente, où les ancrages d'hier ont perdu tant de sens, où les repères s'amenuisent chaque jour, où chacun rêve et imagine un avenir autre.
 
J'aurais envie de l'encourager, parce que, c'est vrai, changer radicalement de voie, en tant qu'adulte, c'est comme prendre un shoot quotidien. Rien ne ressemble à ce que l'on connaissait avant, chaque jour offre son lot de surprises - bonnes ou mauvaises - et puis, oui, il y a cette petite fierté que l'on ressent, au fond, de bousculer son existence pour apprendre.
 
J'aurais aussi envie de l'alerter sur la solidité mentale nécessaire à pareil bouleversement. Je comprends mieux, vraiment, les grands discours sur la création d'entreprise, sur le soutien des proches à son projet, sur ses ressources propres... Il faut être fort dans sa tête pour se lever chaque matin et ne penser qu'aux jolies choses, en évacuant le malaise latent, ce sentiment de ne pas être à sa place, les échecs répétés, la sensation de n'être, décidément, pas grand chose.
 
Surtout, il faut mettre de côté certains questionnements. Depuis quelques mois, j'ai été moins présente pour mon loulou, mine de rien. Il y a sans doute gagné en autonomie et ça ne va sans doute pas le perturber outre-mesure mais je dois chasser certaines idées. Pourquoi de tels sacrifices? A quoi cela va-t-il me mener? Ai-je vraiment l'étoffe?
 
Oui, je continue de trop réfléchir. Sans doute parce que j'ai besoin de me poser quelque part, d'être un rien rassurée, au lieu de marcher sur des sables mouvants.
 
Je sais aussi que j'ai besoin de ce mouvement. Alors, je vais continuer d'affronter les vagues, sans me laisser submerger.

lundi 10 novembre 2014

En bas de l'échelle

Voilà très longtemps que je n'avais pas pris le temps de venir ici. Voilà très longtemps que je n'avais pas pris le temps, tout court.

Pour une fois, je ne me couche pas avec les poules, car demain, c'est repos, alors j'en profite pour retrouver une activité normale. Enfin, à peu près.
 
On va pas s'emballer non plus, j'ai pas sorti la boule à facettes. Je vais juste passer la barre des 22 heures, ce soir, quelle folie.

J'aurais eu tant de choses à vous raconter, je crois, et pourtant, je n'ai pas trouvé la force de coucher toutes ces anecdotes, petites boulettes, vrais doutes et encouragements épars. Trop lasse.

Le stage se passe bien. Je travaille, j'en prends plein les yeux, j'apprends, surtout. Pour cette dernière semaine, je suis au "froid", là où on prépare toutes les entrées, amuse-bouche et autres joyeusetés. Après une semaine au "chaud", j'avais enchaîné à la pâtisserie, labo qui se charge aussi du salé dès lors que l'on parle de bouchées à la reine, feuilletés multiples et autres... croque-monsieur. Ce sont d'ailleurs ces derniers qui sonnaient le début de ma journée. Prendre le pain de mie, le beurrer de béchamel, le garnir de jambon, recouvrir, beurrer de béchamel, parsemer d'emmenthal... Enfantin, oui.

Rajoutez-y l'envie de bien faire, vite, sous le regard de quelques âmes sans doute un rien amusées (et agacées, hum) et votre spatule déborde, les gestes deviennent hésitants, la main pas assez généreuse sur le fromage, puis trop, puis...

Ou comment avoir l'impression d'avoir deux mains gauches. Sans doute aurais-je dû penser plus souvent à la réflexion de Charles Barkley, grand basketteur que j'ai tant aimé, avec sa gueule de nounours et ses réflexions pas piquées des vers:

"La pression, c'est ce qu'on met dans les pneus."

Oui. Ma jante à moi, elle est juste un peu trop visible.

Voilà. Je me suis fait 52 kg de pommes au pèle-pommes, un matin, afin de garnir 280 tartes individuelles (j'ai dû, en réalité, en faire 80 et le chef, 200, hum...), j'ai goûté des épinards, de la ratatouille et des salades à base d'avocats-crevettes-sauce cocktail à 7 heures du mat', bu des cafés sans ne plus avoir aucune notion de l'heure, au moment de la pause matinale, dressé des réductions par centaines, apprivoisé la douille de façon ferme, si si, raclé le sol, observé avec émerveillement le montage de bûches élégantes...

J'ai souvent tenté de chasser de mon esprit les idées parasites, pour me concentrer, à l'image de toutes ces personnes en cuisine, si précises, si rapides, si expérimentées.

De quoi m'en remettre une couche sur le fait que je suis en bas de l'échelle.

De quoi réfléchir à l'idée de grimper les marches, peut-être, sans doute, d'une manière détournée, dans ce milieu si particulier, où chaque faux pas se paie au centuple, où la moindre imprécision me plonge dans un gouffre de questions, alors que je voudrais juste vivre l'instant, savourer ces derniers moments passés dans ces labos.

J'ai 40 ans, l'impression d'en avoir 17 et d'être une apprentie mal dégrossie. Oui, j'ai le sentiment de faire mon Pierre Richard en cuisine et pourtant, loin devant, il y a forcément quelque chose qui se profile. Forcément.

Vous voyez que je ne passe pas mon temps à m'auto-flageller. Je sais que demain est un autre jour.

Scarlett, sors de ce corps.

...

Ou pas, d'ailleurs, quand j'y pense. Après tout, avec son foutu caractère, l'héroïne de Margaret Mitchell, elle a pas lâché l'affaire. Et même si je n'ai pas mon Clark Gable à disposition (on fait avec les moyens du bord, y'en avait plus en rayon, quand on parle de pénurie, je vous jure, ce ne sont pas de vains mots) (mais je m'égare, je n'avais pas prévu d'aborder cet aspect sentimental) (Bref).

Même si je n'ai pas mon Clark Gable à disposition, disais-je, je sens en moi une rage d'y arriver, parce que, quand même, je ne veux pas avoir fait tout ça pour rien.

Je ne peux pas avoir fait tout ça pour rien.

Je vais ranger ma caboche et je reviens, ok?