Je vous avais parlé, brièvement,
d'un local que j'avais visité, la semaine passée, alors que j'avais encore la tête dans le brouillard. Je ne voulais pas m'emballer, alors je me suis laissé un peu de temps de réflexion, histoire de ne pas connaître une nouvelle désillusion.
Pour tout dire, l'emplacement me semblait moyen, de prime abord, mais certains aspects s'avéraient séduisants: près de la place principale de la ville, joli cadre, avec pierres apparentes et parquet, une cuisine à part, toute refaite, de l'espace, une superficie idoine pour mon activité... L'idée avait fait son chemin, dans mon esprit. J'ai fini par rappeler le vendeur en lui signalant, de façon la plus dégagée possible, qu'éventuellement, je pourrais être intéressée. Il a sauté sur l'occasion, a revu son prix au rabais et, à vrai dire, l'affaire semblait bien engagée.
J'ai fini par déclencher les hostilités. En début de semaine, j'ai bouffé mon forfait à prendre rendez-vous avec les banques, entre une séance chez le médecin pour loulou et un entraînement de football, emmenant même le loustic à l'AFPA pour y réaliser un nouveau prévisionnel.
Vous savez quoi? Ça passait. Même avec un loyer élevé.
Je me suis dit que cette fois, la chance était avec moi. Je suis allée plutôt confiante, à la banque, cet après-midi. La conseillère m'a de fait bien accueillie, m'assurant que mon "projet était bien ficelé, qu'il tenait mieux la route aujourd'hui et que, même si la première année risquait d'être un rien difficile, il n'y avait a priori pas de raison de refuser un emprunt." Elle m'a donc parlé de "compromis de vente", de "déclencher les aides pour la création"... Tout ce lexique vu et revu depuis des mois qui, d'un coup, prenait forme.
Alléluia.
Entre-temps, j'avais réussi à m'immiscer dans le planning de l'expert-comptable, homme dynamique s'il en est, loin de la caricature de l'homme-aux-lunettes-et-au-cul-serré. J'arrive donc, souriante et confiante et je n'ai pas le temps de m'asseoir qu'il me demande:
"- C'est à quel numéro de la place, ce local ?"
Je lui précise. Et là, c'est le drame:
"- Surtout pas! Ça n'arrête pas de se casser la gueule, ce fonds-là, c'est même pas la peine, ça marchera jamais!"
Et de m'expliquer que c'est la faune, que ce quartier, à dominante nocturne - je le concède- ne drainera jamais qu'une population de jeunes soiffards, que le lieu est coincé entre un kebab peu ragoûtant et une laverie que squattent les SDF, que, que, que...
Merci, m'sieur. Tu m'as cassé mon rêve.
J'exagère? Bien sûr, ce n'est qu'un local, cela ne remet pas en cause ma future implantation. Mais en fait, je vis cela comme une nouvelle désillusion. Entre toutes les offres à 300.000 euros le pas de porte et les fonds décatis, j'avais fini par trouver un lieu, en centre-ville, à un prix décent, déjà aménagé, nickel, que je pouvais gérer toute seule et dont le financement allait se faire
fingers in the noise, ou peu s'en faut... Et, en deux minutes, l'expert-comptable a rayé l'éventualité, d'un trait définitif, qui me laisse peu de perspectives.
Lui me voit dans un lieu avec un joli cadre, où l'on aurait plaisir à rester ,"une fois bu le chocolat chaud. Autre chose que la vue sur un parking, pas vrai?"
Oui, il m'imagine dans la vieille ville, en gros. Il me suggère d'acheter une maison et d'y implanter mon restaurant, en créant tout. Depuis le début, j'en rêve, bien sûr, ce serait l'idéal... Mais comment convaincre les banques de me laisser acheter un lieu d'habitation, alors que je suis toute seule? Qu'elles tiquent quand elles voient un local à 60.000 euros?
Je gardais le sourire, mais je sentais grandir en moi une grande vague d'injustice et de mélancolie. Il l'a senti, je crois. Il m'a demandé ce que je faisais,
avant. M'a suggéré de reprendre un poste de journaliste,
en attendant. Oui, j'irai au bout de mon rêve, je finirai par y arriver, m'a-t-il assuré. Mais il faudra du temps.
C'est un coup d'arrêt. Oui, c'est le sentiment que j'ai ce soir. L'expert a usé de son devoir (pouvoir?) de garde-fou. Je pourrais choisir l'un de ses confrères, pour qu'il me dise ce que j'ai envie d'entendre. Mais en même temps, je ne suis pas folle, j'ai écouté ses arguments - ils étaient les mêmes que ceux que j'avais moi-même soulevés.
Je ne peux pas lui en vouloir. En rentrant, j'ai réfléchi. Longuement. J'ignore ce que je vais faire de ma vie. Sincèrement.
Non, je ne peux pas lui en vouloir. D'ailleurs, lorsque je l'ai quitté, j'ai même lâché le mot.
Merci.